mercredi 25 octobre 2023

Éloge du recul, le «bébé COVID» de David Crête: à la défense de la pensée critique

 

Dans son récent essai Éloge du recul, paru en août dernier, le professeur de marketing David Crête se pose en défenseur de la pensée critique. Le recul, celui qui permet justement cette pensée critique, serait une «compétence à se réapproprier», comme un rempart contre la propagande et les idées polarisantes qui ont dominé le discours public ces dernières années, selon lui, notamment durant la pandémie de COVID-19.


Cet essai, c’est en quelque sorte le «bébé COVID» de son auteur. «En janvier 2021, j’ai écrit un texte qui s’appelle Éloge du recul et qui a été publié dans La Presse. Là, on est en pleine pandémie et c’est ce qui devient vraiment le début du projet», rappelle l’auteur.

«Au Québec, on n’est pas tellement familier avec l’essai. Mais ça m’a permis de décortiquer certains thèmes en m’appuyant sur des auteurs que je pense crédible», dit-il.

Dans une séquence de douze petits chapitres, l’auteur remet en perspectives différents événements qui ont marqué l’actualité pendant l’état d’urgence sanitaire. Si la pandémie avait, par définition, une ampleur mondiale, il en traite d’un point de vue bien québécois.

En s’appuyant sur des auteurs de la philosophie classique et moderne, David Crête pose un regard critique sur notre réponse collective à la pandémie tout en entrouvrant la porte sur ce qu’elle aurait pu être avec un peu de recul devant les événements. Mais comment prendre du recul au moment où l’on gère une crise inédite? La question reste entière.

L’éthique en question

Dans ce livre, David Crête aborde des thèmes comme la communication, la liberté d’expression, la manipulation, la peur, la résignation, et se risque même à un chapitre critique de la pensée «woke». Pour ce faire, l’auteur emprunte le chemin des sciences sociales, de la psychologie et de la science du marketing, lui qui a d’ailleurs une formation en éthique appliquée.

Pour lui, la recherche d’un consensus a tout prix a dominé la gestion politique de la crise: «Avoir un regard critique sur la gestion de la pandémie, c’était extrêmement difficile. Ceux qui ont essayé, ils se sont fait taper sur les doigts», dit-il en donnant l’exemple de Marc Lacroix, médecin de Québec et du professeur Patrick Provost à l’Université Laval. «Moi, où je fais une nuance, c’est que ce n’est pas parce que tu as un regard critique que tu es nécessairement contre», soutient-il.

Selon l’essayiste, la culture du consensus qui est observée au Québec nuit à l’exercice de la pensée critique. «Au Québec, ça a l’air qu’on est très consensuels, Jean-Marc Léger nous le dit depuis très longtemps: on n’aime pas les débats. Alors qu’au niveau de la pensée et de la réflexion, il faut être davantage dans le dissensus pour avancer. Je ne suis pas certain que le consensus qu’on recherche souvent fait vraiment avancer la pensée», exprime-t-il.

David Crête en convient: le gouvernement du Québec n’avait d’autre choix que de miser sur l’obéissance de la population pour juguler la crise en santé. Dès lors, diverses techniques de marketing ont été utilisées. «On peut penser que beaucoup de décisions du gouvernement ont été influencées par McKenzie. Mais, en faisant un travail de pensée critique, on peut se dire: quand le gouvernement doit gérer une crise comme celle-là, c’est exceptionnel. Il n’y a pas un politicien qui a été formé pour gérer une affaire de même», dit-il en faisant référence à l’enquête journalistique de Thomas Gerbet sur ces contrats.

En plus du recours à des firmes de consultants externes au gouvernement pour encadrer le message, l’état québécois est allé jusqu’à l’implantation d’une loterie vaccinale pour forcer la main aux récalcitrants. «Au plan éthique, pour moi, ça c’est très discutable: utiliser une telle technique de marketing pour une question de santé», considère l’auteur.

Consensus: les effets pervers

Cette recherche d’un consensus et de l’obéissance aux mesures prônées par la santé publique n’est pas sans effets pervers, estime David Crête. « La majorité du monde, on restait chez nous. Dans un cas comme ça, le gouvernement n’avait pas le choix de miser sur l’obéissance des gens. Mais quand quelqu’un désobéit, alors que les autres obéissent, en général on n’aime pas ça». Ce qui a donné lieu à une certaine marginalisation, voire à l’humiliation de certaines franges de la population, attisant leur colère.

«C’est toute la question: est-ce que ces gens-là qu’on a appelé des coucous, des tatas, etc., avaient le droit de penser ce qu’ils pensaient à ce moment-là? Dans un cas comme ça, est-ce que tout le monde est obligé de suivre le consensus? Mon malaise est beaucoup plus là», indique-t-il.

Il donne l’exemple de la restauratrice de Saguenay qui a décidé de laisser son restaurant ouvert avec le service aux tables, défiant une directive gouvernementale. «Cette femme-là, est-ce que c’est une folle? Est-elle inconsciente? C’est quoi ses raisons?», interroge l’auteur, en entrevue. «Il peut y avoir plein de raisons. C’est pour ça que je parle de la colère. Avant de les crucifier, ces gens-là qui ne suivent pas le consensus, on peut tu essayer de comprendre pourquoi ils agissent de la sorte? Pourquoi il y en a qui dévient du consensus?»

L’auteur et professeur plaide d’ailleurs pour un enseignement systématique de la pensée critique tout au long du cheminement scolaire, que ce soit dans le programme du cours Culture et citoyenneté québécoise, qui remplace déjà Éthique et culture religieuse, ou ailleurs. Car, déplore-t-il, même ses étudiants en fin de baccalauréat n’auraient que peu de notions sur la méthode à appliquer pour exercer sa pensée critique.

«Ce matin je leur ai présenté des exemples de l’actualité très récente qui comportent des problèmes moraux ou éthiques. Vous faites quoi avec ça? Pour les entraîner un peu à cet exercice.» L’exemple en question concerne le Carrefour 40-55, qu’il expose dans une tentative de trancher un enjeu où des valeurs s’affrontent. Dans ce dilemme entre le développement économique et la préoccupation écologique, ni l’approche relativiste ni la pensée radicale ne pourront faire avancer la réflexion, estime le professeur.

«Quand on est dans la pensée critique et le recul, il faut suspendre un peu notre jugement, le temps de faire notre travail de compréhension». La pensée critique ne ferait toutefois pas partie du coffre à outils de ses étudiants de niveau universitaire, ce qu’il déplore.

Les intellectuels absents du discours public

D’un même souffle, David Crête déplore le peu de place qu’occupent les intellectuels, au Québec, à l’avant-scène du débat public. Alors qu’en France, pendant la pandémie, on a donné la parole à des psychologues, des sociologues et des philosophes, et pas seulement à des médecins. «C’est sûr que leur discours est important pour comprendre. Mais c’était une crise sociale, et il aurait fallu qu’on entende des penseurs d’autres disciplines»

Mais après les générations des Gérard Bouchard, Normand Baillargeon et autres penseurs qui ont marqué le Québec en transformation comme Guy Rocher, il estime que les intellectuels ont abdiqué leur droit à la parole publique. «Pour prendre la parole aujourd’hui, ça prend un certain courage. Je pense qu’il y a beaucoup de profs qui n’osent pas sauter dans l’arène, de peur de se faire épingler et critiquer», dit-il. Il dénonce d’ailleurs une tendance des institutions universitaires qui poussent les chercheurs et professeurs à se retrancher dans une sorte de surspécialisation.

Ce que souhaite l’auteur de cet Éloge du recul, c’est certainement que l’on puisse tirer des leçons de cette crise encore récente, afin de mieux s’outiller pour les suivantes. À commencer par celle des changements climatiques.

«Ce qu’on commence à voir, c’est des spécialistes qui s’expriment en disant: il y a une saturation qui est en train de s’installer chez beaucoup de monde, parce qu’on en parle de façon quasi hystérique avec des manchettes souvent alarmistes. Les gens décrochent, et à ce moment-là les gens se mettent à moins écouter et à moins comprendre». Il voit là un enjeu de communication.

Le défi demeure donc de trouver, oui, des spécialistes qui peuvent exposer les enjeux de manière objective et neutre, à qui le public peut accorder une entière crédibilité. Mais aussi de faire en sorte qu’on donne la parole à celles et ceux qui sont en mesure d’élargir les perspectives, en prenant un pas de recul, devant les enjeux qui définissent notre avenir collectif.

Pour cela, il faudrait recommencer à exercer ce muscle de la pensée critique. «J’espère qu’il y a une relève», dit-il en parlant de ces intellectuels qu’on voit et entend trop peu, selon lui. «Surtout aujourd’hui avec tous les enjeux, ça m’apparait plus nécessaire que jamais. C’est peut-être un peu idéaliste, mais ça en prend un peu d’idéalisme, si on veut survivre.»

(Par Jacinthe Lafrance, Le Nouvelliste, 24 octobre 2023)

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